Directeur de salle de concert, rappeur, porteur de la candidature de Saint-Denis comme capitale européenne de la culture 2028, Thierry Grone est l’un des représentants culturels de la ville. Et pourtant, il n’y a pas grandi. Cette posture d’outsider explique sa relation ambiguë avec la commune.
Trois caisses d’instruments stockées au pied d’un escalier. Un micro abandonné au sol. «Je mets où toutes les lampes ?» «Demande à Thierry, il va nous aider.» Deux musiciens en résidence s’activent à la Maison de la Jeunesse de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). A côté d’eux, trois jeunes en formation s’aventurent dans le hall : «Il est pas là Thierry ? Je dois lui parler.» Je ne suis pas la seule à l’attendre, ce lundi matin. Et puis soudain, Thierry Grone débarque. Des dreadlocks coiffées en chignon, l’allure assurée. A peine arrivé, il vérifie que les musiciens, tout juste installés, ne manquent de rien. Tout le monde le salue. C’est lui le maître des lieux. A 46 ans, il est le gérant de l’historique «Ligne 13», l’une des rares salles de concert de Saint-Denis, située au premier étage de la Maison de la jeunesse. Un poste parmi ses nombreuses missions culturelles dans la ville.
Passion hip-hop
Pourtant, sa carrière dionysienne n’était pas toute tracée. Thierry Grone grandit à Grigny (Essonne), dans la cité de la Grande Borne. Cadet d’une famille de six enfants, il est bercé par l’univers hip-hop et crée «Comme des Bandits», son propre crew, avec ses amis. Graffitis, rap et scènes ouvertes rythment son adolescence. «A l’école, j’ai été un des seuls de mon collège à décrocher le brevet, alors je suis allé dans un lycée général, et plusieurs portes se sont ouvertes», explique-t-il. Lui qui rêvait d’être ingénieur informatique ou apiculteur, parce que «ce sont des mots qui claquent», se tourne vers deux licences consécutives, une en aménagement des territoires et l’autre en éducation.
Si Thierry Grone fait de si longues études, c’est pour repousser le service militaire. Et puis, il se lance dans un master en projets culturels. Car lui, ce qui l’a toujours intéressé, c’est la culture. Mais, faute de réseau, il ne trouve pas d’emploi dans ce milieu, et enchaîne plusieurs postes dans l’animation. En 2008, porté par l’idée de créer un lieu culturel, et par le fantasme de vivre dans une ville hip-hop, il emménage à Saint Denis, berceau du célèbre groupe NTM.
L’entre-soi de Saint Denis : un défi
Mais c’est la désillusion, Saint-Denis n’est pas aussi hip-hop qu’il le pensait. Pas de sessions graffitis ou de rappeurs dans la rue, comme il en rêvait. Ce qui ne l’empêche pas de s’acharner. «Ce sont les défis qui m’animent et me guident dans la vie. Je suis un boulimique de projets, je les enchaîne les uns après les autres», livre Thierry Grone, alors qu’il se remémore ses débuts à Saint-Denis. Dès son arrivée, le «banlieusard de la Grande Borne» se retrouve confronté à un entre-soi dionysien qu’il n’avait pas anticipé : «Ici, si tu n’es pas né à l’hôpital Delafontaine, si tu n’as pas été au lycée Paul Eluard, tu n’es pas le bienvenu pour lancer des projets.»
L’outsider crée alors sa propre association, Culture de Banlieue, pour promouvoir les cultures hip-hop à Saint-Denis. Mais il ne connaît pas tous les codes, et en fait rapidement les frais. «Pour un projet, je réussis à programmer le chanteur Youssoupha. Et quelques heures avant le concert, les jeunes sont devant la salle. Mais refusent de payer. Ici c’est comme ça, les concerts sont gratuits, m’expliquent les encadrants des espaces jeunesse», raconte-t-il. Thierry Grone s’adapte, et se tourne vers de nouveaux projets, comme le festival Banlieusards et alors, où il tente de créer des liens entre Saint-Denis et d’autres villes du 93 grâce au hip-hop. Sans succès : «Les gens ne se sont pas déplacés en dehors de Saint-Denis.» Il programme ensuite de nombreuses expos et évènements urbains, où il cherche à faire venir de nouveaux publics, notamment des Parisiens, dans la ville.
La culture, «c’est essentiel à une ville»
Car pour Thierry Grone, la culture est un moyen de fédérer les populations, et de sortir les gens des cases. «Pour les habitants de Saint-Denis, la priorité ce n’est pas la culture, mais l’emploi. Je l’ai bien compris. Mais pour moi la culture, c’est plus fort que juste des concerts ou expos, c’est une vraie ouverture d’esprit. C’est essentiel à une ville», explique-t-il. Inspiré par cette vision, et par l’effervescence qu’il observe à Lille, capitale européenne de la culture en 2004, il se lance dans la candidature de Saint-Denis pour 2028. Et fait même la tournée des candidats à la mairie pour les convaincre d’inscrire le projet dans leur programme. Mais la ville perd dès le premier tour, la faute au manque d’engagement des citoyens, selon lui : «A Saint-Denis, on est solidaires, mais pas pour la culture.»
Sa rancœur se lit dans son regard, et illustre le rapport ambigu qu’il entretient avec la ville. «Je fais mes projets à Saint-Denis parce que j’y vis et que ce sont de nouveaux défis pour moi. Mais ce que je fais ici, j’aurais peut-être dû le faire ailleurs», avoue-t-il, tiraillé entre l’attachement qu’il a à la tradition hip-hop et à l’ADN cosmopolite de la ville, et sa déception de l’entre-soi dionysien.
Nine Ciavarini Azzi